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Les humains se sont retirés de ma vie comme l’eau du polder. Ce n’est pas la jeunesse, mais la vieillesse, qui n’a pas d’âge. Rien ne m’aura survécu, comme je n’aurai survécu à rien, ni à personne. Je n’ai pas quarante ans, voici belle lurette que je suis enterré, enseveli sous les linceuls de pluie. Bah, j’aurais tort de me plaindre, n’ai-je pas eu cette existence fade et mouvementée, banale et bouleversante, les haltes bleues dans les auberges, les fleurs épanouies aux murs des chambres, les chairs tellement habitables, comme des nuages glissés entre les draps blancs, des nuages dont la course enfin s’est arrêtée, et qui reposent sur ma poitrine pour une éternité d’une heure ?

 

Quelques semaines se sont écoulées depuis que l’homme a entrepris cette tâche absurde, risible et désespérée : écrire, il avait du papier de reste, écrire n’importe quoi (n’importe quoi ?) Le talent, ça ne signifie rien. Il n’a aucun talent. Le talent de mourir à petit feu, peut-être ? Est-ce que la longueur de l’agonie exige du talent ? Non, le talent, dans ce cas, ce serait plutôt de mourir vite, de crever en silence, le plus silencieusement possible, à l’allure d’un météore, plonger dans la mort comme dans l’espace une comète au sillage de feu, à la vitesse de. On ne peut même pas parler de vitesse. À la vitesse de l’immobilité. Au diable le sillage de feu, et tout le saint tremblement.

 

Qu’il pleuve, bon sang ! qu’il pleuve afin que tout cela soit plus simple. Je n’ai jamais brûlé personne à mes faux rêves, à la traîne d’illusions ignées dont le grand couturier de l’univers m’a méchamment affublé. Mais je me souviens de la souplesse de ton corps, il y a des choses qu’il est interdit d’écrire. Interdit sous peine de mutilation ? Ce n’est pas vrai que je n’ai pas d’existence. Je suis encore complet, pour peu de temps. Hormis quelques dents, quelques touffes de cheveux, je ressemble encore (il ne faut pas me croire) au personnage de cette photographie que je ne sais qui a prise je ne sais où (en Hollande, pour sûr, en Overijssel même) et que j’ai conservée longtemps comme une preuve de ma réalité. Je l’ai perdue, depuis quand ? Mais je la revois. L’opérateur (opératrice ?) m’a saisi « en pied », c’est comme ça qu’on dit, non ? Je me tiens au sommet d’une dune tapissée d’aiguilles de pins, à Tanière-plan on devine des troncs droits, une sapinière. Je détourne légèrement la tête. J’ai une cigarette à la main, l’autre main dans la poche de mon pantalon. Je n’aime pas être photographié. Je porte un blazer croisé, un pantalon fuseau, des chaussures étroites, j’ai bien le visage long, les cheveux ondulés, pour un peu je serais beau, celles qui l’ont affirmé ne se trompaient qu’à peine. Le visage, qui est pâle avec des yeux sombres, la silhouette mince, les meilleurs jours je joue d’un charme un peu louche, qui trouble les femmes de chambre et fait soupirer les putains. Mes vêtements sont de bonne coupe. Entre le gentleman et le barbeau. C’est me faire trop d’honneur. On peut imaginer que cette photographie a été prise par C..., une fin de matinée claire, aux environs de Lochem, à l’occasion d’une promenade avant le déjeuner, le lunch durant lequel le directeur de l’hôtel en personne viendra servir avec des ronds de jambe à ses pratiques séniles son sourire engageant sous un nez de juif obséquieux et matois, ainsi que des harengs frais, délices de la gastronomie néerlandaise, fausse surprise attendue par une vingtaine de dentiers lubriques. Que faisons-nous, C... et moi, dans cet hôtel pour sexagénaires de luxe, avec sa terrasse aux fauteuils si profonds qu’on y disparaît comme happé par l’eau glauque d’un marais, avec son parc immense où alternent les pelouses et de faméliques buissons d’arbustes exilés pour mourir loin de leurs Indonésies natales, avec son étang que l’on gorge en été de poissons rouges afin de provoquer l’extase bavarde de vieilles dames à ombrelles ? Non, je ne saurai jamais ce que nous faisons là. D’ailleurs on nous regarde de travers, je parle des douairières à breloques. Les vieux maris bavant sur leur schiedam lorgnent les genoux de C..., qu’elle découvre haut avec délectation. Leurs regards visqueux laissent des traînées d’anguilles sur les jambes de ma maîtresse. Tu es une tramée, dis-je à C... Ton corps est couvert de limaces. Une de plus, répond-elle en me pinçant la verge à travers l’étoffe. Ce ne sont pas des doigts qu’a C..., mais des pinces de crabe. Nos dialogues cultivent les fleurs grasses de la trivialité. Nous nous entretenons en français, assez haut pour que les voisins entendent. Ils ne comprennent pas, répète C..., c’est dommage. Un midi que nous faisons l’amour, fenêtre ouverte sur le ciel incomparable, la femme de chambre pousse la porte, que nous ne fermons jamais à clé. Dépêche-toi, me crie C... La surprise a figé la gamine au garde-à-vous, elle est très jeune, le teint légèrement métissé, ses seins éclatent sous le corsage du tablier. Elle ne fait pas un mouvement, je suis debout devant elle, nu, le pénis levé, j’ai repoussé la porte et tourné la clé que je jette au-dessus de l’armoire. « Tu en veux un peu ? » Je lui ai parlé en néerlandais, très doucement, gentiment, de ma voix la plus grave. De la tête, elle fait, avec une extrême lenteur, signe que oui. C..., déjà, se trouve derrière elle, dénouant le tablier, déboutonnant la jupe, arrachant la culotte et délaçant le soutien-gorge d’où jaillissent deux obus élastiques, que j’empoigne, pendant que, tombée à genoux, la fille me suce la verge, et qu’elle tend à C... un derrière rebondi par-delà le creux cambré de la taille, des fesses drues et fermes entre lesquelles, les écartant, C... plonge son visage. Je repousse la fille qui gémit, j’attrape C... par les cheveux, la fait asseoir sur l’oreiller, jambes ouvertes, je place la fille à quatre pattes, d’une main courbant la nuque, afin que sa bouche rencontre la toison blonde de C..., que sa langue la pénètre, je m’introduis en levrette, entre des lèvres étroites, torrides, liquides, C... crie, je ris parce que de la terrasse on doit tout entendre, et la fille jouit en roulant haut la croupe, les jambes saisies de frissons parodiques. La fille s’abat sous moi, je la quitte. C..., les yeux exorbités, regarde mon sexe toujours érigé. Elle hurle : « Ta pine ! Viens ! Ta pine ! » J’entre en C..., fouaillant au plus profond d’elle, words, words ! C... a mal et jouit, elle perd conscience pendant que la fille me lèche l’anus, et des deux mains presse mes testicules. C... est immobile, les yeux clos, la bouche entrouverte, les mains au ventre. Je présente ma queue à la fille qui s’en empare et la branle du pouce et de l’index, tandis qu’elle insinue entre mes lèvres, d’un mouvement cadencé de tout le corps, l’olive durcie d’un sein, la gargouille d’une outre pleine. J’ai rêvé cette scène grotesque. Le lendemain, nous quittons l’hôtel. Je n’ai pas revu la fille. J’ai le goût amer et violent, encore, de ses mamelons gonflés sur ma langue. C... a râlé des obscénités pendant la nuit. Je caresse d’un doigt distrait les cernes de ses yeux. Le directeur de l’hôtel ne nous souhaite pas le bonjour.

 

Tu ne vas tout de même pas croire à de si foireuses fadaises, Virginia ! Tu as aujourd’hui quarante ans, tu es une belle femme blonde au corps de jeune fille, les avions à bord desquels on mange si mal tournent autour de la terre, au Cap les diamantaires opulents déjeunent de fruits humides en pointant les cours de bourse, tu ne lis pas les cours de bourse, tu portes à l’auriculaire de la main gauche un seul brillant d’une eau si pure que tu y vois briller les horizons glacés du Nord, la lumière blanche des canaux gelés, tout le vent de la mer est concentré là, sur ce doigt cerclé de platine supportant le secret d’Éole et résumant tous les horizons du songe, un solitaire.

 

Je n’aime pas ces phrases qui se dévident grassement, je n’aime pas la saloperie de ces phrases nées dans une arrière-cuisine pisseuse, je n’aime pas la suie qui déferle en pluie sur le blanc des pages, et les transforme en torrents de boue noire, de lave refroidie, en écoulements d’humeurs glaireuses, en pustulences, en chiures poilues, et l’odeur insupportable des fermentations se répand autour de moi, m’étouffe, m’oppresse, cette odeur fétide de vieillard, de chicots, d’urine, de crassier, de prison, d’internat, d’asile, de fornication, d’eau morte, de poubelle, de feuillée, de marrube.